Un marathon en tandem ? Quand le cédant et le successeur sont les deux faces essentielles de la transmission familiale

La pérennité d’une entreprise familiale est inévitablement liée à la réussite de sa transmission au fil des générations. C’est un défi pourtant fort peu relevé puisqu’un faible pourcentage d’entreprises surmonte cette étape (Ward, 1997, 2004). Si cela explique l’intérêt prégnant de la recherche académique sur ce sujet, la manière dont un alignement des personnalités du successeur et du cédant affecte le processus de transmission est encore mal comprise (Daspit et al., 2016; Long and Chrisman, 2014).

C’est un défaut que cette étude, publiée dans Journal of Manageurial Issues par deux chercheuses et un chercheur américains, veut combler en théorisant comment la transition effective des rôles qui s’opère pendant le processus de transmission est fonction de l’alignement de la personnalité pro-active du duo cédant/successeur. Deux éléments justifient un intérêt pour la personnalité pro-active : un individu pro-actif se distingue par sa capacité à apporter des changements significatifs dans son environnement (Bateman and Crant, 1993) ; les personnes pro-actives s’accommodent aisément des changements associés à la transmission comme l’apprentissage d’un rôle nouveau ou l’indépendance dans la prise de décision (Cabrera-Suárez, 2005; Handler, 1994).

Dans les entreprises familiales où le transfert des responsabilités s’opère de l’ancienne vers la nouvelle génération (Blumentritt et al., 2013), le cédant joue un rôle décisif dans l’avancement du processus de transmission en éduquant et développant son successeur (Cabrera-Suárez, 2005; Cadieux, 2007; Le Breton-Miller et al., 2004). Mais si le cédant se montre rétif au changement, la transition des rôles pendant et après le passage de témoin en sera nécessairement affectée (Long and Chrisman, 2014; Sharma et al., 2001, Sonnenfeld and Spence, 1989). En réalité, cela dépend du degré de disposition du cédant à transmettre, autrement dit à aller de l’avant (ou non) dans le processus et à transférer (ou non) aussi bien son autorité que la prise de décision au successeur (Michael-Tsabari and Weiss, 2015). Mais pas seulement. En effet, le successeur doit aussi être prêt à assumer la charge d’un rôle nouveau et démontrer une capacité d’initiative dans la transition (Long and Chrisman, 2014). En creux, si la transmission repose principalement sur le cédant, elle ne repose pas uniquement sur lui et consiste plutôt en un processus interactif, un marathon couru en tandem, d’où la nécessité d’étudier à la fois l’impact de la personnalité du cédant et l’impact de la personnalité du successeur.

L’influence de la personnalité pro-active du duo cédant/successeur sur la transmission : un roman-feuilleton aux intrigues infinies

À présent, observons d’une part deux situations dans lesquelles la personnalité du cédant et du successeur converge dans un premier temps vers un caractère pro-actif puis dans un second temps vers un caractère passif ; observons d’autre part deux situations dans lesquelles ces personnalités sont désalignées avec dans un troisième temps un cédant pro-actif et un successeur passif puis dans un quatrième temps un cédant passif et un successeur pro-actif. Dans chacune de ces situations, une distinction sera effectuée en fonction de la disposition et de la non-disposition du cédant à transmettre son entreprise.

Un cédant et un successeur pro-actifs

Le cédant est disposé à transmettre. Par leur capacité à sortir de leur zone de confort, les cédants et successeurs pro-actifs savent endosser des responsabilités et un rôle nouveaux après la transmission. Cette congruence se traduit par un alignement des objectifs et attentes, et donc une coopération renforcée. Ainsi, le successeur peut tirer profit de l’expérience du cédant sans que ce dernier ne se sente menacé par son remplaçant. Le cédant intègre même son successeur aux réseaux internes et externes de l’entreprise (clientèle, fournisseurs, employés), le dotant d’une plus grande légitimité in fine tout en adoptant un rôle post-transmission plus en retrait, comme celui d’un conseiller ou ambassadeur de marque (Gagné et al., 2011; Lansberg, 1988; Sonnenfeld and Spence, 1989).
Le cédant n’est pas disposé à transmettre. Dans ce cas, la transition des rôles est particulièrement affectée et cette réticence peut réveiller chez le cédant de sombres traits associés au narcissisme et au besoin de domination (Bateman and Crant, 1993; Che, 2012; Marler and Fuller, 2016). Ainsi alignées, les personnalités pro-actives ne résultent cette fois-ci pas en des échanges fructueux mais plutôt en l’émergence d’un sentiment de menace pour le cédant. Les attentes respectives, différentes, engendrent à leur tour une conflictualité destructrice et, en fin de parcours, le cédant est loin de se désengager de l’entreprise, privant son successeur d’une légitimité essentielle à la conduite de son nouveau rôle.

Un cédant pro-actif et un successeur passif

Le cédant est disposé à transmettre. Cette éventualité suppose un successeur passif, ne stimulant pas le cédant, et donc une difficile transition de rôles. Un écart se creuse entre un cédant attendant de son dauphin une prise d’initiative accrue ou une volonté d’élargissement de ses prérogatives et un successeur peu enclin à sortir du cadre traditionnel de son champ d’action (Fuller et al., 2006; Parker et al., 2006; Parker, 1998). Moins intégré aux différents réseaux, moins entreprenant, ce dernier prive le cédant d’un désengagement définitif de l’entreprise malgré une volonté affichée de s’effacer.
Le cédant n’est pas disposé à transmettre. À postulat similaire, résultats identiques. Ici, la communication est masquée par un cédant peu disposé à fournir l’apprentissage adéquat et un successeur démobilisé. Une fois la transmission effectuée, les brandons du cédant consument la légitimité du successeur, refroidi alors par la perspective de porter seul la charge de ce nouveau rôle et désireux d’être « aidé » par son prédécesseur, ce qui est loin de déplaire à celui-ci.

Un cédant passif et un successeur pro-actif

Le cédant est disposé à transmettre. Si l’on énonçait précédemment qu’une incompatible personnalité était un obstacle de taille à la transition effective des rôles, cette situation en est l’exception confirmant la règle. En effet, les individus passifs sont en théorie réfractaires au changement (Bateman and Crant, 1993) mais s’il est disposé à passer la main, le cédant y sera favorable. En contrepartie, le successeur bénéficiera d’un apprentissage moindre de la part du cédant, peu volontaire (Fuller et al., 2006; Parker, 1998; Parker et al., 2006), même si ses efforts sauront compenser cette lacune. L’incompatibilité de leur personnalité peut paradoxalement conduire à l’alignement de leurs attentes, le cédant se retirant progressivement tandis que le successeur s’adonne à sa nouvelle tâche avec ardeur.
Le cédant n’est pas disposé à transmettre. Cette situation ne laisse en revanche que peu d’optimisme au successeur pro-actif puisque le cédant lui barrera la route de l’apprentissage, de l’expérimentation et de l’intégration des réseaux d’entreprise indispensables à sa prise du pouvoir (Cabrera-Suárez, 2005). Chaque initiative du dauphin est interprétée comme étant une menace (Campbell, 2000), au point que le cédant se maintienne fermement à son poste, au détriment d’une transition des rôles affaiblie voire annihilée et d’un néo-dirigeant complètement délégitimé (Gagné et al., 2011; Lansberg, 1988; Sonnenfeld and Spence, 1989).

Un cédant et un successeur passifs

Le cédant est disposé à transmettre. Quoique jugée difficile par le successeur, la transition des rôles peut s’avérer effective si le cédant veut transmettre. Dans cette conjecture, le cédant perçoit la transmission comme une continuité au sein de la famille, c’est-à-dire comme un maintien de l’état des choses, et non pas comme étant une rupture, un changement. Alors, et cette perception peut affecter d’une manière similaire le successeur, le comportement des acteurs peut s’orienter vers un changement progressif et sans friction et ainsi permettre au cédant une mise en retrait définitive.
Le cédant n’est pas disposé à transmettre. Cette hypothèse rompt la linéarité de la vision du duo cédant/successeur. En résumé, la transmission constitue un risque réel pour l’entreprise selon le cédant, lequel s’efforcera de maintenir le statu quo. En retour, l’apprentissage, l’expérience et le mentoring nécessaires au développer du successeur en tant que futur leader disparaîtront sous le poids des craintes du cédant. Craintes qui alimenteront son ré-engagement dans l’entreprise (Gagné et al., 2011; Lansberg, 1988).

Certains duos cédant/successeur anticipent et réussissent une transition effective des rôles mieux que d’autres. Beaucoup d’inconnues constellent cette grande interrogation qui alimentât et continue d’alimenter la production scientifique relative à la transmission d’entreprise. Cette étude propose une réponse, ou du moins se propose d’apporter des éléments de débat à un sujet complexe. Ce mérite se heurte nécessairement à une faiblesse intrinsèque de l’étude : sa nature théorique. Mais sans prétendre à l’exhaustivité, cette étude jette les bases de futures études empiriques venant (in)valider le rôle de la pro-activité dans le processus de transmission.

 


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